Extrait du livre

“Françoise Dolto: c’est la parole qui fait vivre”

 

L’Image Inconsciente du Corps de l’enfant se construit dans l’entre-deux des relations psycho-affectives que ses parents entretiennent avec lui, mais s’élabore aussi de manière plus subtile encore, à partir de l’Image Inconsciente du Corps de ses géniteurs et parents-éducateurs tutélaires. De même, dans le travail de la cure psychanalytique, l’Image Inconsciente du Corps du patient est parfois remise en jeu afin de se reconstruire, grâce au transfert analytique, à partir de l’Image Inconsciente du Corps du psychanalyste. Autrement dit, dans une cure, il n’y est pas seulement question de l’image du corps des patients, mais aussi de celle de l’analyste. «Dans la cure, dit F. Dolto, le corps de l’analyste est constamment exposé à la parole de l’autre et extrêmement sensible à sa présence. En même temps, cette entité que nous appelons ”corps de l’analyste” — et que nous devrions pour être plus exacts, dénommer “image du corps de l’analyste” — constitue un des lieux de consolidation du transfert.» C’est pourquoi, malgré la dimension très personnelle d’une cure analytique, il me semble nécessaire de ne pas faire l’impasse sur cette question de l’image du corps de l’analyste.

Si très peu d’analystes en parlent, c’est aussi par discrétion éthique envers leurs patients. Il est connu que les récits d’une cure en cours, partagée à l’intérieur d’un inter-contrôle entre analystes, produisent des interférences avec le travail des analysants. A fortiori devons-nous être extrêmement discrets pour en parler en public si la cure n’est pas terminée, ceci pour des raisons déontologiques évidentes. La cure dont je vais parler étant terminée depuis plus de dix ans et ne posant pas ce problème, nous permettra, je l’espère, de mieux saisir ce qu’il en est du corps de l’analyste dans ce «carambolage d’images du corps» à l’œuvre dans une cure, lorsqu’il s’agit pour le patient de retrouver une partie de son histoire qui ne lui avait jamais été transmise. L’idée développée ici étant que, grâce à ce que Freud a appelé «l’amour de transfert», l’Image Inconsciente du Corps peut avoir comme fonction, dans la cure, d’être un messager entre ces deux sujets de l’inconscient que sont le psychanalyste et le psychanalysant.

Je vais illustrer cela en racontant une cure analytique qui m’avait bouleversé à l’époque, et qui  montre comment travaille mentalement un psychanalyste dans la relation transférentielle, comment cela fonctionne dans les moments les plus intenses de la cure. Etant entendu qu’une analyse n’est pas un état constant et permanent d’intensité, mais une expérience au sens fort du terme, dans laquelle il existe des moments plus intenses que d’autres. Dans son livre sur l’initiation, l’anthropologue Mircea Eliade considère la psychanalyse comme une forme d’initiation. Il n’a pas tout à fait tort dans la mesure où le patient et l’analyste désirent s’initier mutuellement et que les séances sont faites de moments ordinaires, de moments d’humour ou de tristesse, mais aussi de moments d’expériences d’une grande intensité. Je vais donc essayer de cerner ce qui se passe dans ces moments qui sont pour moi les instants les plus exemplaires de la relation analytique.

Il s’agit d’une jeune femme qui m’a consulté à la suite d’une tentative de suicide, dont le scénario était particulièrement étonnant: il s’agissait de mourir asphyxiée et brûlée dans sa voiture. Quand elle est venue me solliciter pour une cure analytique, elle vivait avec un homme qu’elle adorait, précisément, parce qu’il ne voulait pas l’épouser et ne voulait pas d’enfant d’elle. Voilà ce qui était important pour elle. Cet homme lui était néanmoins vital, au point qu’il était tout à fait dramatique pour elle de ne pas entendre, une fois par jour au moins, sa voix au téléphone. Elle lui téléphonait tous les jours, alors qu’elle n’avait rien à lui dire. Et lorsque son amant, étonné, lui demandait pourquoi elle l’appelait ainsi sans avoir rien à lui dire, elle ne pouvait que lui répondre: «C’était important pour moi d’entendre ta voix». Elle se trouvait alors dans un état qu’elle ne comprenait pas et ne pouvait, en tout cas, pas maîtriser. A la moindre bouffée d’angoisse, il lui fallait impérativement trouver un téléphone pour l’appeler. Ceci irritait profondément son amant qui, agacé, finit par lui annoncer qu’il allait la quitter, ce qui déclencha sa tentative de suicide. S’en étant sortie, elle avait décidé d’entreprendre un travail analytique, et c’était sur cette toile de fond du désir de mourir, que s’était formulée la demande de vie qu’elle adressait à l’analyste!

Dans les entretiens préliminaires en face à face, il y en a eu trois, elle m’avait dit ne se souvenir de rien de son enfance, en précisant qu’elle n’avait pas le désir d’en parler pour le moment, que celle-ci était d’ailleurs sans problème, si ce n’est que son père avait été atteint, un mois après sa naissance, d’une paraplégie. C’est tout ce que je savais. Elle voulait faire une analyse pour se comprendre et faire cesser cette angoisse massive qui la saisissait dès qu’elle n’entendait pas la voix de son amant, car cela prenait chez elle, la forme d’une véritable bouffée délirante, dans laquelle elle ne pouvait combattre l’angoisse que son amant puisse mourir, qu’en le harcelant au téléphone. Elle m’expliqua aussi que si elle avait tant tardé à entrer en analyse, c’était qu’elle était phobique du divan. Elle avait toujours pensé qu’elle n’était pas faite pour l’analyse à cause de cette phobie de s’allonger sur un divan. Après avoir compris que l’analysant s’allonge s’il le désire et quand il le sent, et que ce serait à elle d’en prendre l’initiative, elle me quitta rassurée. Et à notre quatrième rencontre, ayant décidé d’entreprendre un travail analytique, à mon grand étonnement, sans un mot, elle s’allongea sur le divan.

Il était 21 heures. C’était ma dernière cliente, et j’étais ce jour là seul chez moi, sans personne pour nous déranger. Pas la moindre sonnerie téléphonique. Or au bout de quelques minutes, dix minutes à peu près, j’entends que cette femme s’est endormie. Je l’entends parce qu’elle ronfle. J’entends un ronflement! Son sommeil est très profond. Mais, plus elle dort, et plus je me sens bien moi-même. Il me faut préciser que c’était la fin de la journée, que j’étais excessivement fatigué et que j’avais mal au dos. Chose étrange, mon mal au dos s’estompe au fur et à mesure qu’elle ronfle. Le temps s’écoule. Je m’installe confortablement dans mon fauteuil, et tout en constatant que je me sens de plus en plus léger et détendu dans la colonne vertébrale, je me plonge dans le tableau en face de moi, un tableau peint par mon épouse. Je me mets à rêver, à entrer dans le tableau et à en alimenter mes rêves. J’en arrive ainsi à oublier et ma patiente, et le temps… Je suis sûr de ne pas avoir dormi. Je me suis retrouvé dans une sorte de rêverie qui n’en finissait pas. J’étais comme bercé par les ronflements de cette femme qui dormait sur mon divan, «en me massant le dos». En tous cas, je n’ai pas vu passer l’heure, et au bout d’un certain temps, hors du temps, j’ai entendu un gros soupir de nourrisson. Un vrai et bon gros soupir de nourrisson. Elle sortait de son sommeil, et je lui ai dit: «Votre séance est terminée. Vous êtes entrée dans l’analyse par la voie royale!»  La voie royale de l’inconscient étant le rêve, j’imaginais qu’elle avait fait un voyage onirique important, et nous nous sommes quittés là-dessus. Dans l’ascenseur, elle a dû découvrir, comme moi, qu’il était 23 heures 30. Nous avions commencé à 21 heures et je n’ai sur le moment rien, absolument rien compris à ce temps qui avait été pour moi l’équivalent d’une séance normale.

Elle est revenue à la séance suivante, et à nouveau, sans un mot, à peine allongée, la voilà qui s’endort et qui ronfle. Cette fois-ci, inutile de dire que j’ai particulièrement veillé au temps! Au bout des 50 minutes, je lui ai signalé que la séance était terminée. Ainsi de suite, pendant deux à trois mois, elle n’est venue que pour dormir. Vous imaginez qu’il n’est pas évident pour une patiente de s’endormir sur un divan d’analyste. Ne s’y endort pas qui veut! Mais il n’est pas plus évident pour l’analyste d’accompagner son patient jusque là, dans ces pulsions de repos, ces pulsions létales, que Dolto considérait comme des pulsions de mort par excellence: l’état de non désir absolu. Un patient qui, de séance en séance, ne vient pas pour vous parler, mais pour dormir, cela n’a rien d’évident dans une clinique fondée avant tout sur l’existence de la parole.

L’Image Inconsciente du Corps de l’analysant et du psychanalyste dans la cure :

situer la place du corps de l’analyste dans la cure

par Willy Barral (extrait du livre paru chez Gallimard en 1990)

«Il existe, indépendamment des époques et des générations d’analystes, une exigence incontournable pour tous ceux qui s’exposent dans l’exercice de l’écoute, à savoir l’exigence de situer la place du corps de l’analyste dans la cure. »

F. Dolto, l’Enfant du miroir

Il nous faut donc ici nous arrêter d’une façon un peu succincte sur la façon dont F. Dolto concevait la pulsion de mort, puisque c’est un point sur lequel elle diverge assez considérablement de Freud et que cela est important pour comprendre ce qui s’est joué au niveau de l’Image Inconsciente du Corps dans cette cure, tout à fait inhabituelle pour moi, en tout cas à l’époque!

Disons, pour le dire vite, que les divergences entre F. Dolto et Freud sur la question de la pulsion de mort, reposent sur des conceptions diamétralement opposées de la mort. Freud était athée; il pensait que la finalité de l’être était de revenir à un état an-organique. F. Dolto considérait la mort comme une naissance vers un espace inconnu. Dans son ouvrage Au-delà du principe de plaisir, Freud associe la pulsion de mort à la question de l’Au-delà, en y voyant une pulsion dont le seul désir est le retour à l’état an-organique. C’est sur ce point que F. Dolto le suit. Là où elle ne le suit pas, c’est lorsqu’il assimile le sadisme et les pulsions de destructions à des pulsions de mort. Les pulsions de destructions ne sont pas des pulsions de mort, pour F. Dolto. Ce sont celles à l’œuvre dans le transit intestinal. Ce sont des pulsions actives. Or pour F. Dolto, les pulsions de mort sont avant tout des pulsions passives. Mais en se séparant ici de Freud c’est aussi et surtout, la théorie kleinienne qu’elle réfute radicalement. Reprenant Freud à la lettre sur la question du sadisme, Mélanie Klein en a conclu que l’enfant traversait obligatoirement une phase sadique vis à vis du sein. Voilà ce à quoi F. Dolto s’oppose. Les pulsions de destruction ne sont pas pour elle directement assimilables aux pulsions de mort, et le sadisme ne mène pas obligatoirement à la destruction de l’objet. Il peut, tout au contraire, viser à en assurer la maîtrise. F. Dolto s’oppose donc en fait à la façon dont Freud et Mélanie Klein considèrent la mort en terme de représentation d’objet. Pour elle le rapport à l’objet est forcément érotique et toute érotisation de l’objet met obligatoirement en jeu les pulsions de vie. Dès que l’on adopte une certaine représentation de la mort, disait-elle, on est dans une représentation érotisée à la mort, et donc, dans une pulsion de vie. Comment en effet l’être humain pourrait-il habiter l’inhabitable?

Pour F. Dolto, les pulsions de mort sont la mise au repos totale du sujet désirant. C’est un état de vacuité d’idéation, d’absolue impossibilité de représentation de la mort, comme dans le coma par exemple: la mise au repos total de ce qui est le plus fatigant dans la vie, l’activité désirante. Pour elle, la pulsion de mort est une pulsion de repos, ce que ne sont pas les pulsions meurtrières qui sont des pulsions de vie, actives et agressives.

Ma cliente s’est trouvée aux prises avec ses pulsions de mort, au sens doltoïen du terme, c’est-à-dire des pulsions de repos, agissant dans un état de non désir absolu, de sommeil profond, sans même un rêve et la possibilité idéative d’exprimer ce qui lui arrivait là… Elle ne disait mot de ce sommeil profond, comme si dans ces moments elle sombrait jusqu’à perdre tout contact avec son corps. Elle ne me semblait même pas être en relation avec moi, et cela ne me gênait de surcroît en rien. Rationnellement, il me semblait légitime que son attitude puisse me mettre en colère. Et j’étais le premier étonné de ne ressentir aucune agressivité à l’égard de cette patiente totalement muette, dont le silence provoquait en moi une douce rêverie. Je m’abandonnais à mes pulsions passives, ne sachant pas plus qu’elle où situer la souffrance de cette femme qui utilisait mon divan comme l’aurait fait un nourrisson. Je savais néanmoins que le sexe de l’analyste importe peu, lorsque dans la cure, il s’agit d’un transfert archaïque à la mère. L’analyste est un caméléon qui adopte la couleur même du transfert que l’analysant fait sur sa personne. Qu’il soit plus âgé que son analyste ou quelque soit son sexe, l’analysant viendra, s’il en a besoin, se lover dans son ventre pour y rejouer les liens archaïques à la mère dont il reste prisonnier. Et si alors l’analyste ne refuse pas ce qui se passe, si au lieu d’être inquiet, révolté ou anxieux, il se contente d’habiter sa propre image du corps avec laquelle celle de son patient entre en communication inconsciente et muette, c’est alors que quelque chose d’inattendu et de nouveau peut se passer — ce qui est en fait ce que Didier Dumas a conceptualisé sous le terme d’Ange. 

Les limites de la cure sont bien sûr à ce niveau celles du psychanalyste et de sa psychanalyse personnelle. La résistance est toujours, comme le disait Lacan, en premier du côté du psychanalyste. Je vous précise cela pour vous indiquer que ce genre d’événement clinique peut conduire l’analyste à refaire, comme on dit, une «tranche d’analyse» pour pouvoir lui-même accompagner son client en un endroit de l’inconscient où son propre analyste ne l’aurait pas lui-même accompagné. C’est par exemple ce dont témoigne Donald Winnicott qui n’hésite pas à raconter comment il a dû poursuivre sa propre analyse pour pouvoir continuer à analyser tel ou tel patient.

Au bout de deux à trois mois de silence, cette femme prend la parole pour la première fois. Elle veut me raconter un rêve et elle me dit: «J’ai fait un rêve cette nuit, et je sais maintenant que l’analyse n’est pas faite pour moi. Je ne suis pas faite pour la psychanalyse ». Je me tais. J’attends qu’elle me raconte son rêve. Il lui faut un temps infini pour le faire. Dix bonnes minutes au moins, pour prononcer ces courtes phrases: «Dans mon rêve, j’ai rêvé cette nuit à mes cousines… jumelles… elles étaient mortes… Je ne comprends pas pourquoi j’ai fait ce rêve… J’ai bien des cousines… mais elle ne sont pas jumelles… et elles sont vivantes… Vous voyez, ce rêve ne m’appartient pas…» Là-dessus, elle ne peut absolument rien associer à ce rêve. j’attends en vain qu’elle le fasse, une dizaine de minutes, et à nouveau, le silence s’installe.

Comme je vous le disais tout à l’heure, dans la pulsion de mort, le sujet n’a plus aucun système de représentation de lui-même, il se trouve hors jeu et donc aussi, en quelque sorte, hors corps. Il est dans un état de non-désir absolu, au point de n’avoir ni corps ni pensée. C’est le vide létal, ou l’absence à soi-même, et c’est ce qui se passait pour cette femme qui dormait profondément sur mon divan depuis des semaines. Elle disparaissait alors très loin en elle, mais où?… Dans son Image Inconsciente du Corps la plus archaïque, et sans même pouvoir se le représenter?  F. Dolto disait que, dans ces cas-là, les pulsions de mort permettaient au sujet de régresser dans une image du corps archaïque pour s’y régénérer, s’y reconstruire, afin de pouvoir renaître et retrouver ensuite, la tension du désir et des pulsions de vie.

Ma patiente et moi-même sommes donc tous deux comme en attente… et tout à coup je réalise qu’elle est sur le point de se lever pour partir. Oui, c’est bien cela, elle va me quitter sans pouvoir en dire plus sur ce rêve. Et comme elle est déjà debout, j’interviens. Je n’avais pas du tout l’intention d’interpréter son rêve. Je suis intervenu pour la «retenir», installé dans la figure de la «bonne mère», que son sommeil avait créée en moi. Je ne pouvais la laisser repartir avec cette conception du rêve qu’elle venait, justement, de forger dans le «bureau-berceau» de la «bonne mère» que j’étais pour elle. Une chose est pour moi sûre: la voyant debout, c’est ma propre image de corps qui s’est alors exprimée — comme si elle m’avait fait bondir — puisque mes paroles sont sorties plus vite que ma pensée et que je me suis alors entendu lui dire, sans avoir eu le temps de soupeser ce que je disais: «Qu’avez-vous donc fait à vos seins?» Elle a dû ressentir violemment ma question. Elle est retombée, assise sur le divan, et passant ses mains sur sa poitrine, elle m’a demandé: «Comment le savez-vous?»

Ce genre d’intervention illustre ce que Piera Aulagnier a appelé «la violence de l’interprétation »   . La violence est dans ce cas ce qui nomme, ce qui met des mots sur les secrets, les hontes et tout ce qu’on n’a pas voulu savoir. Mais dans ce cas la violence était, en quelque sorte, partagée, puisque je ne comprenais qu’à moitié ce que je venais de lui dire. Comprenant néanmoins que mes paroles avaient touché à quelque chose dont elle ne m’avait pas encore parlé, et comme je ne voulais pas qu’elle me prenne pour un «voyant», je lui dis: «Je ne le sais pas, j’entends simplement que ce rêve semble vouloir me parler d’une histoire de seins! Quels sont les deux organes, jumelés et proches du cou, pour une femme, si ce ne sont les seins? Voilà ce que j’ai entendu dans ce rêve, puisque la seule chose que vous m’en avez dite est qu’il ne s’agissait pas de vos cousines jumelles. Si vous aviez été un homme, j’aurais peut-être associé ces “cousines jumelles” aux testicules.»

Elle me raconte alors qu’elle a subi une opération esthétique après sa grossesse. Elle ne supportait plus sa poitrine devenue à son goût trop opulente; et comme son amant préférait les petits seins, elle avait décidé de se faire opérer. Mais depuis lors, il était le seul à pouvoir investir ses seins fraîchement refaits, car depuis cette opération, elle ne pouvait plus les investir elle-même: ils étaient morts pour elle.

Nous touchons là à ce que je voudrais faire entendre sur la nature des échanges inconscients qui s’opèrent entre analysant et analyste, grâce à l’Image Inconsciente du Corps. J’ai dit plus haut que l’Image Inconsciente du Corps de l’analyste est, dans la relation transférentielle, comme un messager entre deux sujets, et qu’il faut alors la situer non pas à l’intérieur d’un sujet, mais dans l’intervalle, dans «l’entre-deux» qui lie deux sujets. Disons, pour le dire rapidement, que c’est le transfert qui permet cette rencontre entre l’Image Inconsciente du Corps de l’analysant et l’Image Inconsciente du Corps de l’analyste, faisant qu’elles entrent alors en résonance pour s’informer l’une l’autre, sur un mode semblable à celui qui relie le nourrisson à sa mère. C’est pourquoi F. Dolto disait que «l’analyste interprète en s’appuyant sur sa propre image du corps», et que l’image du corps de l’enfant est encore à la naissance, prise dans l’image du corps de sa mère, avec laquelle elle se constitue: «Je crois, nous dit F. Dolto, que l’Image Inconsciente du Corps de l’analyste est dotée de la même capacité réceptive que celle du nourrisson devant une langue étrangère.» 

Voilà ce que ma patiente avait réactualisé dans son transfert sur moi. Son silence avait remis en scène une situation relationnelle archaïque à sa mère, dans laquelle elle s’était retrouvée comme un bébé, ne pouvant pas encore parler, mais où, m’installant à la place d’une mère veillant sur elle, elle m’avait néanmoins fait percevoir que son identité de femme était perturbée par une histoire de seins.

Afin d’illustrer mieux cette idée que l’Image Inconsciente du Corps ne doit pas être conçue comme étant à l’intérieur d’un sujet mais plutôt à l’intervalle, dans «l’entre-deux» qui lie deux sujets, revenons sur le scénario suicidaire de cette femme. Vous vous doutez qu’à la suite de ce premier rêve et de mon intervention, ma patiente a pu y retrouver son corps et m’en parler. Etant entré sans le savoir, dans «le vif du sujet», cette séance a été inaugurale, puisque elle lui a permis de prendre à son tour la parole. La question que m’a posée l’entrée en analyse de cette femme reste néanmoins pour moi entière, car cela nécessite une réflexion sur la façon dont l’Image Inconsciente du Corps implique dans le transfert un certain espace de communauté mentale qui n’est pas forcément conscient.

Risquons-nous donc à penser l’Image Inconsciente du Corps comme une sorte de lien qui viendrait se constituer dans l’intervalle du transfert. Du seul fait que l’analysant et l’analyste sont tous deux engagés dans le même désir de communiquer, le «substrat relationnel du langage» que constitue leurs deux images du corps, s’anime, se remodèle ou s’exprime, sur un mode qui remet en jeu la communication du nourrisson et de sa mère. Dans le transfert le plus archaïque, celui des pulsions de mort dans lesquelles, en dormant, sombrait cette femme, c’est comme si l’analysant allait chercher la réponse à ses questions jusque dans le ventre de sa mère. Et lorsque le transfert prend cette forme, on voit bien qu’il s’agit toujours, fantasmatiquement, de savoir comment l’être humain peut lui-même espérer habiter l’inhabitable. Habiter des espaces qu’il a peut-être déjà habités avec un autre, mais qu’il ne peut se représenter tant que cet autre ne peut en témoigner. Dans un transfert archaïque sur moi, ma patiente questionnait, en fait, sa mère sur son statut de femme, mais en le faisant comme un bébé ne pouvant pas encore parler. Et c’est au niveau de ma propre image du corps, c’est-à-dire d’une façon semi-consciente, que j’ai perçu la question que cette femme adressait à sa mère, question que je me suis entendu lui formuler comme une mère inquiète: «Qu’avez-vous fait à vos seins?»

Mais on pourrait aussi dire que son transfert m’a mis en position de nourrisson, ou que son silence m’a «mis au sein», pour que je puisse en retour lui nommer l’impensé maternel dont elle souffrait. C’est bien là une des difficultés de ce métier, car même lorsque nous donnons des mots justes à nos clients, nous ne savons pas forcément d’où sortent ces paroles, et nous ne savons pas toujours sur le moment pourquoi nous leur disons cela. C’est ce que disait Sandor Ferenczi lorsqu’il identifiait la position de l’analyste à celle d’un «nourrisson savant». En ne pouvant parler, ma cliente retrouvait le bébé en elle, mais elle me mettait moi-même en position de bébé, et de bébé heureux, car comment expliquer autrement que je me sois senti aussi bien durant toutes ces séances où elle ne disait mot.

Bref, à partir de cette séance inaugurale, elle a pu se mettre à parler et à «rêver pour son analyste», comme disait Freud! Plusieurs de ses rêves, ramenèrent la question de la gémellité, du jumelage et du jumeau. Je me suis alors demandé si la paraplégie du père, survenue un mois après sa naissance, n’avait pas aussi constitué pour ma patiente un trauma inscrit dans son image du corps, et en relation avec une grossesse gémellaire effacée. Je me suis demandé s’il n’y avait pas eu un jumeau mort et effacé dans l’histoire familiale de son père ou de sa mère, si son père n’aurait pas eu un jumeau mort que la grossesse de sa femme aurait réactualisé. J’ai donc invité ma patiente à en poser la question à sa mère. Elle a mis un certain temps, au moins six mois, pour oser le faire, comme si elle redoutait d’affronter les secrets de sa mère. Celle-ci lui raconta alors ce qu’elle lui avait caché:c’était elle qui avait eu un jumeau! Sa mère avait porté deux enfants, un garçon et une fille, mais le garçon est mort in utero, sans doute quelque temps avant l’accouchement. Elle avait donc cohabité avec ce jumeau mort, mais elle n’en avait rien su, si ce n’est que ce souvenir restait inscrit dans son Image Inconsciente du Corps fœtale. De plus, la disparition de ce frère jumeau avait été dramatique pour son père, qui attendait un fils. «Ce fut une épreuve terrible pour lui», lui avoua sa mère. Ma patiente se demanda alors si la mort de cet enfant n’avait pas joué un rôle dans la paralysie de son père, survenue juste après sa naissance. Toujours est-il que cette révélation la bouleversa et l’amena à se donner l’interprétation suivante sur sa tentative de suicide et la place qu’y occupait son amant. Souvenons-nous qu’il lui fallait entendre sa voix au téléphone au moins une fois par jour sinon elle avait peur qu’il ne meure! Et qu’elle avait essayé de se tuer en s’enfermant dans une voiture et en y mettant le feu. Identifiant la voiture à un utérus, elle pensa que sa tentative de suicide consistait, en quelque sorte, à faire exploser l’utérus de sa mère. A aller chercher le secret recouvrant sa gestation et sa naissance dans le ventre maternel, en faisant exploser cet utérus qui avait failli la faire mourir, puisqu’il en avait tué un autre, qui était de surcroît le fils tant désiré du père. Elle avait, en tout cas, cohabité avec la mort, et le scénario de sa tentative de suicide était à cette image: «se mettre dans une voiture, un utérus, et faire exploser le tout», cela lui apparaissait comme la tentative de faire «exploser le secret de sa mère». Quant à son amant, elle réalisa qu’elle lui faisait occuper la place du frère manquant, du «frère mort», et elle comprit pourquoi elle avait tant besoin d’entendre sa voix au moins une fois par jour. Elle avait besoin de s’assurer que ce représentant gémellaire était, lui, toujours bien là, qu’il n’était pas mort!

Connaissant son histoire, nous pouvons maintenant comprendre pourquoi elle disait tenir à cet homme précisément, parce qu’il ne voulait pas l’épouser et ne voulait surtout pas avoir d’enfant avec elle. Dans ses fantasmes inconscients, cet homme n’était ni un père ni un amant, c’était un jumeau, un frère. Le fait qu’il ne veuille pas d’enfant d’elle, rendait son fantasme crédible, puisqu’il est interdit de faire un enfant avec son frère.


Je vous ai raconté ce cas, parce qu’il illustre ce qu’est un transfert archaïque, un transfert de nourrisson. Mais il montre aussi assez clairement que l’Image Inconsciente du Corps ne doit pas être conçue comme quelque chose d’intérieur au sujet. L’image du corps est une instance communiquante. Elle permet à deux sujets d’entrer en communication, et c’est pourquoi elle apparaît dans «l’entre-deux» qui les relie. Toute la névrose de cette femme était en fait déterminée par cet «entre-deux» qui relie le nourrisson à sa mère. Un «entre-deux» non élucidé, mais qui, inscrit dans son image du corps, envahissait toute sa vie fantasmatique. Cet «entre-deux» parasitait sa libido de femme adulte, puisqu’il avait transformé son amant en un jumeau courant en permanence le risque de mourir. Mais c’est aussi cet «entre-deux» qui a fait que son transfert se soit, d’entrée de jeu, présenté — ce qui est rare — comme un transfert massif à la mère, ce qui a permis à nos deux Images Inconscientes du Corps de se rencontrer. Nos images du corps entrant ainsi en résonance, elle pouvait restaurer la sienne avec son analyste — dans des pulsions passives, des pulsions au repos, ses pulsions de mort accueillies sans angoisse dans la cure.

Nous pouvons maintenant comprendre que, lorsque cette femme disait, à propos de ses seins, qu’elle était dorénavant «privée» de pouvoir réinvestir sa poitrine comme sienne, cela ne concernait pas son schéma corporel mais son Image Inconsciente du Corps. En quittant son mari et en prenant un amant, elle tentait désespérément de renaître dans une féminité qui soit à elle, mais en fait, si elle est allée jusqu’à vouloir se faire refaire les seins, c’est que ses seins n’avaient jamais été les siens. C’était ceux de sa mère dont elle avait cherché à se défaire dans cette opération. Elle n’avait jamais pu s’autoriser à vivre dans un corps définitivement sorti et libéré de celui de sa mère. Il lui a fallu ce transfert massif et ce rêve fait pour moi, mais totalement incompréhensible pour elle, pour réaliser à quel point elle était liée et jumelée à la mort, dans un corps à corps infernal à sa mère et à ses secrets.

J’espère que ce cas clinique vous aura permis de saisir ce que j’ai essayé d’y exprimer: que l’image du corps n’est pas le corps, mais l’espace du corps, l’espace de l’entre-deux. Ce qui revient à concevoir que l’inconscient se présente dans le transfert archaïque comme un inconscient commun et intermédiaire entre la mère et l’enfant, et que c’est cet espace mental, intermédiaire ou commun, que la psychanalyse remet certaines fois en scène, comme on a pu le voir entre moi-même et ma patiente.

F. Dolto affirmait qu’en analyse, il n’est pas seulement question de l’Image Inconsciente du Corps du patient, mais aussi de celle du thérapeute, de l’analyste. C’est d’ailleurs pourquoi elle souligne en premier dans l’introduction au livre de Didier Dumas, L’Ange et le Fantôme, l’une des choses qu’il y aborde: le fait que la vraie difficulté du métier d’analyste réside, en premier, dans le fait de savoir ou non travailler avec son inconscient. Dans ce livre, D. Dumas raconte les multiples façons, souvent inattendues, bizarres, incongrues ou dérangeantes, par lesquelles, lorsqu’on est engagé dans le transfert avec un enfant psychotique, on perçoit des informations qui apparaissent, dans l’après-coup, indispensables au déroulement de la cure. C’est ce qu’il appelle un Ange. Ce peut être un rêve fait par une autre personne. Il en donne un cas, celui d’un grand autiste, dont l’histoire s’éclaire soudainement à la suite d’un rêve de son petit frère. Mais c’est aussi la façon dont l’analyste perçoit ce que l’enfant ne peut pas dire, sous forme de pensées, d’images fugitives, voire de visions, mais aussi sous forme de ressentis corporels intenses. 

Je pense qu’il y a là quelque chose qui caractérise le transfert archaïque. Qu’il s’agisse d’un enfant ou d’un adulte, dès qu’un patient vient à ses séances, sans pouvoir parler, mais les paye (nous donne de l’argent ou le caillou que nous avons demandé à l’autiste comme preuve de son désir de nous voir), nous avons forcément affaire à un transfert archaïque. Comme si le transfert archaïque nous installait dans une sorte d’harmonie vibratoire, favorisant l’échange d’informations subtiles entre lui et nous. Cette harmonie vibratoire correspond à un espace mental inconscient commun et intermédiaire entre analyste et analysant, qui, se réfléchissant au niveau de leurs images du corps à tous les deux, est une source d’information pour l’analyste et une aide précieuse pour l’analysant lorsque son travail le confronte à un transfert archaïque.

C’est en tous cas en comprenant de quelle façon j’avais réceptionné, dans ma propre image du corps, ce que ma patiente n’arrivait pas encore à dire, que je peux, dans l’après-coup, expliquer pourquoi je suis intervenu à la suite de son premier rêve avec des paroles allant plus vite que ma pensée logique; pourquoi je lui ai alors parlé sans avoir eu le temps de réfléchir à ce que je disais, ce qui n’est pas dans mes habitudes. N’est-ce pas ce que fait l’enfant, la première fois où il prend la parole? C’est en tous cas la façon dont Lacan caractérise la psychanalyse dans les Ecrits : «L’analyse se distingue de ce qu’elle énonce ceci qui est l’os de mon enseignement: je parle sans le savoir, je parle avec mon corps, et ceci sans le savoir. Je dis donc toujours plus que je n’en sais.» 


Pour conclure ce propos, je dirai que, si l’Image Inconsciente du Corps est, à mon sens, un concept qui n’a jamais dit son «dernier mot», c’est qu’il pose une question qui est justement celle que la psychanalyse tente d’élucider: «Qu’est-ce qu’un corps parlant?»

Qu’est-ce qu’un corps parlant? C’est le corps qui intéresse la psychanalyse, un corps qui n’est pas seulement de chair et d’os, mais un corps constitué d’un ensemble d’éléments signifiants: c’est-à-dire de représentations de sons, de signifiants et de signifiés, mais aussi d’images et de sensations. Le corps parlant apparaît par exemple dans l’expression d’un visage. Il y apparaît dans la mesure où le visage est composé de lignes, de traits expressifs, différenciés et reliés entre eux. Mais dans ce cas, l’adjectif «parlant» n’indique pas que ce visage nous parle avec des mots, mais qu’il est signifiant. L’expression d’un visage nous parle, car elle s’associe en nous à toute une série de signifiants, d’images et de sensations sans lesquels ce visage ne nous dirait rien. Perçu par nos structures mentales, ce visage devient donc autre chose qu’un assemblage de lignes et de formes reliées entre elles. Quand un visage suscite en vous un sentiment «hors mots», c’est qu’il émane ou reste prisonnier d’un corps qui est un corps de sensations et d’images. Entendez ici le mot «corps» au sens du corps d’armée, c’est-à-dire comme un ensemble constitué de choses de même nature. Le corps de sensations  est l’ensemble de toutes les sensations. Le corps d’images, l’ensemble de toutes les images mentales que produit notre cerveau. Le corps qui était à l’œuvre pour moi dans la relation à ma patiente, était plutôt un corps de signifiants (jumelles… mortes, pas mortes…  cou-sin, cou-sines… cou-sein, mort pas mort…), mais un corps de «signifiants libres» ou déconnectés de la pensée rationnelle, organisée. Ce qui explique que j’ai pu parler en réaction au fait qu’elle voulait me quitter, sans pour autant tout saisir de la portée des mots que je lui ai adressés.

En psychanalyse, le corps est un corps parlant et sexué, mais c’est aussi, lorsqu’il s’agit du nôtre, quelque chose qui demande que nous en ayons une image. Et dans la vie mentale, cette image n’est pas celle que capte le miroir. L’image mentale que j’ai de moi est tout à la fois celle que me renvoient les autres et celle qui m’installe dans le monde et l’univers. Elle est non seulement ce qui en assure la continuité dans l’espace et le temps. Cette Image prend en compte la totalité des objets du monde où je vis. Et l’image que j’ai de mon corps est donc ce qu’en reflète l’univers, le monde et les autres. Je la reçois du dehors et c’est ce qui donne forme et consistance à mon corps physique et sexué, celui de la jouissance. Mais ici et maintenant, au moment où je vous parle, l’image que j’ai de mon corps, celle qui en reflète la vie, est l’Image qu’en réfléchit l’espace délimité par les murs de cette sallle dans laquelle nous nous rencontrons pour parler. Je peux donc en ce moment, investir cette salle où nous dialoguons entre nous, comme le support de mon image du corps, mais à condition que l’espace de cette salle soit chargé d’une valeur affective et d’un désir de rencontre pour moi comme pour vous. Didier Dumas vous a longuement parlé de cet espace commun qui est celui de la résonance des images du corps dans la jouissance amoureuse. Cet espace est non seulement celui du langage, mais aussi de la réalité vibratoire, physique sur laquelle il repose. Il est incontournable dans l’amour, mais il se retrouve aussi dans ce qui soude un groupe. Lorsque je parle, cette salle est pour moi un prolongement de mon corps, mais elle n’est  un lieu de rencontre entre vos images du corps et la mienne, qu’à condition que la présence de mon corps prenne un sens qui puissse être affectivement investi pour moi comme pour vous.

En somme, le corps de l’analyste n’aurait d’autre existence, d’autre âge, lieu ou forme précise que dans le message où il s’actualise.

Je vous dirai donc pour conclure que l’Image Inconsciente du Corps gouverne tout ce qui est de l’ordre de l’affect dans la relation à l’Autre. Ce qui veut dire que parler d’image du corps, implique pour moi, a minima, deux choses: Tout d’abord que cette image soit reconnue comme provenant de l’extérieur, liée au regard ou à l’action d’un autre humain, ou de tout autre objet ou forme environnante ayant pour moi un sens. Ensuite qu’elle soit apte à envelopper et préserver les foyers de mes affects et de ma jouissance. Puisque le corps sexuel et jouissant, pourrions-nous dire, reste toujours voilé sous les semblants imaginaires que nous captons au dehors. Voilà à mon sens, les deux points fondamentaux, permettant de saisir ce qu’était pour F. Dolto cette «synthèse vivante, à tout moment actuelle de notre corps» qu’elle a appelée l’Image Inconsciente du Corps.

Willy Barral

Illustration par Claudie Barral

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